Les pavés tressaillent déchaussés par le roulis des fardiers et des haquets ; les chiens détalent à toutes pattes, les hommes hâtent le pas, assourdis et aveuglés par une furieuse bourrasque de pluie et de grêle. Les girouettes des maisons tournent et grincent affolées, les fenêtres mal closes gémissent à fendre l’âme, les gonds oxydés des portes crient affreusement tandis que seul au coin de la rue, dans une niche contiguë ; au comptoir d’un marchand de vins, le débitant de marrons demeure impassible, hurlant aux passants transis : eh ! chauds, chauds, les marrons !
Que d’événements frivoles ou graves, cet homme est à même de voir, alors que le ventre au feu et la face au vent, il fait grêler dans sa poêle à jour, les marrons aux coques d’or ou qu’il remue les châtaignes qui mijotent sous le torchon de toile bise ! que de comédies, que de drames, que de prologues de romans, que d’épilogues de nouvelles il entend les matins d’hiver, alors, que, frileuse ou glacée, l’aube se lève !
Il est là, dans son échoppe, allumant la braise, attisant avec son soufflet les charbons du fourneau, écoutant de toutes ses oreilles les papotages, les parlotes, les cancans des laitières et des concierges.
Devant lui passent toutes les infirmités corporelles du quartier, tous les vices des maisons voisines. Aux ragots des offices et de la loge, révélant le cocuage du Monsieur qui demeure au premier, précisant l’heure et le jour où sa femme le trompe, par semaine, une fois, s’ajoutent les doléances des bonnes se plaignant de leur ration de vin, racontant les besoins de leurs maîtresses, les tentatives de leurs patrons, les goûts épuisants et précoces de leurs enfants.
Quelle chronique d’ordures il eût pu amasser depuis le jour où il a revêtu le tablier à deux poches et consenti à éventrer les grands sacs de toile ! que de mots câlins ou aigres il a entendus, murmurés ou glapis par les couples qui le frôlaient, que d’ivrognesses, que de fausses amoureuses, que de pochards, que d’aimables grinches il a vu happés au collet par les sergents de ville ! que de chutes, que d’accidents de voitures, que de côtes défoncées, de jambes déboîtées, d’épaules luxées, que de rassemblements de foule devant les pharmacies il a regardés, tout en fendant d’un coup de tranchet la robe brune des châtaignes, tout en remuant avec son couteau de bois les marrons qui se craquèlent et pètent !
Et cependant la vie n’est pas couleur de rose dans ce chien de métier ; vent, bruine, pluie, neige, s’en donnent à cœur joie ; le fourneau tressaille et geint sous les rafales qui le bousculent, épandant à flots la fumée qui pique les yeux et éteint la voix ; le charbon brasille et s’use vite, les chalands passent rapides, engoncés dans le collet de leur paletot, aucun ne s’arrête devant l’échoppe et derrière le malheureux, au travers des vitres qui le séparent de la piscine aux vins, s’alignent, vives, engageantes, scintillant sur une planchette posée devant une glace, des régiments de bouteilles, hautes en couleur et larges en ventre. Quelle attirance, quelle fascination ! oh ! qui dira le charme des canons et du tafia ? Ne les regarde point, pauvre hère, oublie froid, faim, bouteilles et chante, nasillard, ta complainte obstinée : eh ! chauds, chauds, les marrons !
Va, éreinte-toi, gèle, gèle, souffle sur les fumerons qui puent, aspire à pleine bouche la vapeur des cuissons, emplis-toi la gorge de cendre, trempe dans l’eau tes mains bouillies et tes doigts grillés, égoutte les châtaignes, écale les marrons, gonfle les sacs, vends ta marchandise aux enfants goulus, aux femmes attardées ; hue ! philosophe, hue ! entonne à tue-tête, jusqu’à la pleine nuit, au clair du gaz, sous le froid, ton refrain de misère : eh ! chauds, chauds, les marrons !
Joris-Karl Huysmans – Croquis parisiens
(Illustration: Henri de Toulouse-Lautrec, Le marchand de marrons)