J’étais assis près de mon feu, après dîner, plié dans mon habit de voyage et livré volontairement à toute son influence, en attendant l’heure du départ, lorsque les vapeurs de la digestion, se portant à mon cerveau, obstruèrent tellement les passages par lesquels les idées s’y rendent en venant des sens, que toute communication se trouva interceptée ; et, de même que mes sens ne transmettaient plus aucune idée à mon cerveau, celui-ci, à son tour, ne pouvait plus envoyer le fluide électrique qui les anime et avec lequel l’ingénieux docteur Valli (NDLR: Galvani ?) ressuscite des grenouilles mortes.

On concevra facilement, après avoir lu ce préambule, pourquoi ma tête tomba sur ma poitrine, et comment les muscles du pouce et de l’index de ma main droite, n’étant plus irrités par ce fluide, se relâchèrent au point qu’un volume des œuvres du marquis de Caraccioli, que je tenais serré entre ces deux doigts, m’échappa sans que je m’en aperçusse, et tomba sur le foyer.

Je venais de recevoir des visites, et ma conversation avec les personnes qui étaient sorties avait roulé sur la mort du fameux médecin Cigna, qui venait de mourir, et qui était universellement regretté : il était savant, laborieux, bon physicien et fameux botaniste. — Le mérite de cet homme habile occupait ma pensée ; et cependant, me disais-je, s’il m’était permis d’évoquer les âmes de tous ceux qu’il peut avoir fait passer dans l’autre monde, qui sait si sa réputation ne souffrirait pas quelque échec ?

Je m’acheminais insensiblement à une dissertation sur la médecine et sur les progrès qu’elle a faits depuis Hippocrate. — Je me demandais si les personnages fameux de l’antiquité qui sont morts dans leur lit, comme Périclès, Platon, la célèbre Aspasie et Hippocrate lui-même, étaient morts comme des gens ordinaires, d’une fièvre putride, inflammatoire ou vermineuse ; si on les avait saignés et bourrés de remèdes.

Dire pourquoi je songeai à ces quatre personnages plutôt qu’à d’autres, c’est ce qui ne me serait pas possible. — Qui peut rendre raison d’un songe ? Tout ce que je puis dire, c’est que ce fut mon âme qui évoqua le docteur de Cos, celui de Turin et le fameux homme d’État qui fit de si belles choses et de si grandes fautes.

Mais, pour son élégante amie, j’avoue humblement que ce fut l’autre qui lui fit signe. — Cependant, quand j’y pense, je serais tenté d’éprouver un petit mouvement d’orgueil ; car il est clair que dans ce songe la balance en faveur de la raison était de quatre contre un. — C’est beaucoup pour un militaire de mon âge.

Quoi qu’il en soit, pendant que je me livrais à ces réflexions, mes yeux achevèrent de se fermer, et je m’endormis profondément ; mais, en fermant les yeux, l’image des personnages auxquels j’avais pensé demeura peinte sur cette toile fine qu’on appelle mémoire, et ces images se mêlant dans mon cerveau avec l’idée de l’évocation des morts, je vis bientôt arriver à la file Hippocrate, Platon, Périclès, Aspasie et le docteur Cigna avec sa perruque.

Je les vis tous s’asseoir sur les siéges encore rangés autour du feu ; Périclès seul resta debout pour lire les gazettes.

« Si les découvertes dont vous me parlez étaient vraies, disait Hippocrate au docteur, et si elles avaient été aussi utiles à la médecine que vous le prétendez, j’aurais vu diminuer le nombre des hommes qui descendent chaque jour dans le royaume sombre, et dont la liste commune, d’après les registres de Minos, que j’ai vérifiés moi-même, est constamment la même qu’autrefois. »

Le docteur Cigna se tourna vers moi : «  Vous avez sans doute ouï parler de ces découvertes ? me dit-il ; vous connaissez celle d’Harvey sur la circulation du sang ; celle de l’immortel Spallanzani sur la digestion, dont nous connaissons maintenant tout le mécanisme ? » — Et il fit un long détail de toutes les découvertes qui ont trait à la médecine, et de la foule de remèdes qu’on doit à la chimie ; il fit enfin un discours académique en faveur de la médecine moderne.

« Croirai-je, lui répondis-je alors, que ces grands hommes ignorent tout ce que vous venez de leur dire, et que leur âme, dégagée des entraves de la matière, trouve quelque chose d’obscur dans toute la nature ?

« — Ah ! quelle est votre erreur ! s’écria le proto-médecin du Péloponèse ; les mystères de la nature sont cachés aux morts comme aux vivants ; celui qui a créé et qui dirige tout sait, lui seul, le grand secret auquel les hommes s’efforcent en vain d’atteindre : voilà ce que nous apprenons de certain sur les bords du Styx. Et, croyez-moi, ajouta-t-il en adressant la parole au docteur, dépouillez-vous de ce reste d’esprit de corps que vous avez apporté du séjour des mortels ; et puisque les travaux de mille générations et toutes les découvertes des hommes n’ont pu allonger d’un seul instant leur existence, puisque Caron passe chaque jour dans sa barque une égale quantité d’ombres, ne nous fatiguons plus à défendre un art qui, chez les morts où nous sommes, ne serait pas même utile aux médecins. »

Ainsi parla le fameux Hippocrate, à mon grand étonnement.

Le docteur Cigna sourit ; et, comme les esprits ne sauraient se refuser à l’évidence ni taire la vérité, non-seulement il fut de l’avis d’Hippocrate, mais il avoua même, en rougissant à la manière des intelligences, qu’il s’en était toujours douté.

Périclès, qui s’était approché de la fenêtre, fit un grand soupir, dont je devinai la cause. Il lisait un numéro du Moniteur, qui annonçait la décadence des arts et des sciences ; il voyait des savants illustres quitter leurs sublimes spéculations pour inventer de nouveaux crimes ; et il frémissait d’entendre une horde de cannibales se comparer aux héros de la généreuse Grèce, en faisant périr sur l’échafaud, sans honte et sans remords, des vieillards vénérables, des femmes, des enfants, et commettant de sang-froid les crimes les plus atroces et les plus inutiles.

Platon, qui avait écouté sans rien dire notre conversation, la voyant tout à coup terminée d’une manière inattendue, prit la parole à son tour. — « Je conçois, nous dit-il, comment les découvertes qu’ont faites vos grands hommes dans toutes les branches de la physique sont inutiles à la médecine, qui ne pourra jamais changer le cours de la nature qu’aux dépens de la vie des hommes ; mais il n’en sera pas de même, sans doute, des recherches qu’on a faites sur la politique. Les découvertes de Locke sur la nature de l’esprit humain, l’invention de l’imprimerie, les observations accumulées tirées de l’histoire, tant de livres profonds qui ont répandu la science jusque parmi le peuple ; — tant de merveilles enfin auront sans doute contribué à rendre les hommes meilleurs, et cette république heureuse et sage que j’avais imaginée, et que le siècle dans lequel je vivais m’avait fait regarder comme un songe impraticable, existe sans doute aujourd’hui dans le monde ? »

À cette demande, l’honnête docteur baissa les yeux, et ne répondit que par ses larmes ; puis, comme il les essuyait avec son mouchoir, il fit involontairement tourner sa perruque, de manière qu’une partie de son visage en fut cachée.

« Dieux immortels, dit Aspasie en poussant un cri perçant, quelle étrange figure ! Est-ce donc une découverte de vos grands hommes qui vous a fait imaginer de vous coiffer ainsi avec le crâne d’un autre ? »

Aspasie, que les dissertations des philosophes faisaient bâiller, s’était emparée d’un journal des modes qui était sur la cheminée, et qu’elle feuilletait depuis quelque temps, lorsque la perruque du médecin lui fit faire cette exclamation ; et comme le siége étroit et chancelant sur lequel elle était assise était fort incommode pour elle, elle avait placé sans façon ses deux jambes nues, ornées de bandelettes, sur la chaise de paille qui se trouvait entre elle et moi, et s’appuyait du coude sur une des larges épaules de Platon.

« Ce n’est point un crâne, lui répondit le docteur en prenant sa perruque et la jetant au feu ; c’est une perruque, mademoiselle, et je ne sais pourquoi je n’ai pas jeté cet ornement ridicule dans les flammes du Tartare lorsque j’arrivai parmi vous ; mais les ridicules et les préjugés sont si fort inhérents à notre misérable nature, qu’ils nous suivent encore quelque temps au delà du tombeau. »

Je prenais un plaisir singulier à voir le docteur abjurer ainsi tout à la fois sa médecine et sa perruque.

« Je vous assure, lui dit Aspasie, que la plupart des coiffures qui sont représentées dans le cahier que je feuillette mériteraient le même sort que la vôtre, tant elles sont extravagantes ! »

La belle Athénienne s’amusait extrêmement à parcourir ces estampes, et s’étonnait avec raison de la variété et de la bizarrerie des ajustements modernes. Une figure entre autres la frappa : c’était celle d’une jeune dame représentée avec une coiffure des plus élégantes, et qu’Aspasie trouva seulement un peu trop haute ; mais la pièce de gaze qui couvrait la gorge était d’une ampleur si extraordinaire, qu’à peine apercevait-on la moitié du visage. Aspasie, ne sachant pas que ces formes prodigieuses n’étaient que l’ouvrage de l’amidon, ne put s’empêcher de témoigner un étonnement qui aurait redoublé en sens inverse si la gaze eût été transparente.

« Mais apprenez-nous, dit-elle, pourquoi les femmes d’aujourd’hui semblent plutôt avoir des habillements pour se cacher que pour se vêtir : à peine laissent-elles apercevoir leur visage, auquel seul on peut reconnaître leur sexe, tant les formes de leur corps sont défigurées par les plis bizarres des étoffes ! De toutes les figures qui sont représentées dans ces feuilles, aucune ne laisse à découvert la gorge, les bras et les jambes : comment vos jeunes guerriers n’ont-ils pas tenté de détruire une semblable coutume ? Apparemment, ajouta-t-elle, la vertu des femmes d’aujourd’hui, qui se montre dans tous leurs habillements, surpasse de beaucoup celle de mes contemporaines ? »

En finissant ces mots, Aspasie me regardait et semblait me demander une réponse. — Je feignis de ne pas m’en apercevoir ; — et pour me donner un air de distinction, je poussai sur la braise, avec les pincettes, les restes de la perruque du docteur qui avaient échappé à l’incendie. — M’apercevant ensuite qu’une des bandelettes qui serraient le brodequin d’Aspasie était dénouée : « Permettez, lui dis-je, charmante personne… » Et, en parlant ainsi, je me baissai vivement, portant les mains vers la chaise où je croyais voir ces deux jambes qui firent jadis extravaguer de grands philosophes.

Je suis persuadé que dans ce moment je touchais au véritable somnambulisme, car le mouvement dont je parle fut très-réel ; mais Rosine, qui reposait en effet sur la chaise, prit ce mouvement pour elle ; et, sautant légèrement dans mes bras, elle replongea dans les enfers les ombres fameuses évoquées par mon habit de voyage.


Charmant pays de l’imagination, toi que l’Être bienfaisant par excellence a livré aux hommes pour les consoler de la réalité, il faut que je te quitte. — C’est aujourd’hui que certaines personnes dont je dépends prétendent me rendre ma liberté, comme s’ils me l’avaient enlevée ! comme s’il était en leur pouvoir de me la ravir un seul instant, et de m’empêcher de parcourir à mon gré le vaste espace toujours ouvert devant moi ! — Ils m’ont défendu de parcourir une ville, un point ; mais ils m’ont laissé l’univers entier : l’immensité et l’éternité sont à mes ordres.

C’est aujourd’hui donc que je suis libre, ou plutôt que je vais rentrer dans les fers ! Le joug des affaires va de nouveau peser sur moi ; je ne ferai plus un pas qui ne soit mesuré par la bienséance et le devoir. — Heureux encore si quelque déesse capricieuse ne me fait pas oublier l’un et l’autre, et si j’échappe à cette nouvelle et dangereuse captivité !

Eh ! que ne me laissait-on achever mon voyage ! Était-ce donc pour me punir qu’on m’avait relégué dans ma chambre, — dans cette contrée délicieuse qui renferme tous les biens et toutes les richesses du monde ? Autant vaudrait exiler une souris dans un grenier.

Cependant jamais je ne me suis aperçu plus clairement que je suis double. — Pendant que je regrette mes jouissances imaginaires, je me sens consolé par force : une puissance secrète m’entraîne ; — elle me dit que j’ai besoin de l’air du ciel, et que la solitude ressemble à la mort. — Me voilà paré : — ma porte s’ouvre : — j’erre sous les spacieux portiques de la rue du Pô ; — mille fantômes agréables voltigent devant mes yeux. — Oui, voilà bien cet hôtel, — cette porte, cet escalier ; — je tressaille d’avance.

C’est ainsi qu’on éprouve un avant-goût acide lorsqu’on coupe un citron pour le manger.

Ô ma bête, ma pauvre bête, prends garde à toi !

— Xavier de Maistre, Voyage autour de ma chambre, chapitre XLII.

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