Je mis aussitôt mon habit de voyage, après l’avoir examiné avec un œil de complaisance ; et ce fut alors que je résolus de faire un chapitre ad hoc, pour le faire connaître au lecteur. La forme et l’utilité de ces habits étant assez généralement connues, je traiterai plus particulièrement de leur influence sur l’esprit des voyageurs. — Mon habit de voyage pour l’hiver est fait de l’étoffe la plus chaude et la plus moelleuse qu’il m’ait été possible de trouver ; il m’enveloppe entièrement de la tête aux pieds ; et lorsque je suis dans mon fauteuil, les mains dans mes poches et ma tête enfoncée dans le collet de l’habit, je ressemble à la statue de Visnou sans pieds et sans mains, qu’on voit dans les pagodes des Indes.
On taxera, si l’on veut, de préjugé l’influence que j’attribue aux habits de voyage sur les voyageurs ; ce que je puis dire de certain à cet égard, c’est qu’il me paraîtrait aussi ridicule d’avancer d’un seul pas mon voyage autour de ma chambre, revêtu de mon uniforme et l’épée au côté, que de sortir et d’aller dans le monde en robe de chambre. — Lorsque je me vois ainsi habillé suivant toutes les rigueurs de la pragmatique, non-seulement je ne serais pas à même de continuer mon voyage, mais je crois que je ne serais pas même en état de lire ce que j’en ai écrit jusqu’à présent, et moins encore de le comprendre.
Mais cela vous étonne-t-il ? Ne voit-on pas tous les jours des personnes qui se croient malades parce qu’elles ont la barbe longue, ou parce que quelqu’un s’avise de leur trouver l’air malade et de le dire ? Les vêtements ont tant d’influence sur l’esprit des hommes, qu’il est des valétudinaires qui se trouvent beaucoup mieux lorsqu’ils se voient en habit neuf et en perruque poudrée : on en voit qui trompent ainsi le public et eux-mêmes par une parure soutenue ; — ils meurent un beau matin tout coiffés, et leur mort frappe tout le monde.
On oubliait quelquefois de faire avertir plusieurs jours d’avance le comte de… qu’il devait monter la garde. — Un caporal allait l’éveiller de grand matin le jour même où il devait la monter, et lui annoncer cette triste nouvelle ; mais l’idée de se lever, de mettre ses guêtres, et de sortir ainsi sans y avoir pensé la veille, le troublait tellement, qu’il aimait mieux faire dire qu’il était malade et ne pas sortir de chez lui. Il mettait donc sa robe de chambre et renvoyait le perruquier ; cela lui donnait un air pâle, malade, qui alarmait sa femme et toute sa famille. — Il se trouvait réellement lui-même un peu défait ce jour-là.
Il le disait à tout le monde, un peu pour soutenir gageure, un peu aussi parce qu’il croyait l’être tout de bon. — Insensiblement l’influence de la robe de chambre opérait : les bouillons qu’il avait pris, bon gré, mal gré, lui causaient des nausées ; bientôt les parents et amis envoyaient demander des nouvelles ; il n’en fallait pas tant pour le mettre décidément au lit.
Le soir, le docteur Ranson lui trouvait le pouls concentré, et ordonnait la saignée pour le lendemain. Si le service avait duré un mois de plus, c’en était fait du malade.
Qui pourrait douter de l’influence des habits de voyage sur les voyageurs, lorsqu’on réfléchira que le pauvre comte de… pensa plus d’une fois faire le voyage de l’autre monde pour avoir mis mal à propos sa robe de chambre dans celui-ci ?
— Xavier de Maistre, Voyage autour de ma chambre, chapitre XLI.
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