Ce soir du 6 septembre 2019 on donnait La traviata au palais Garnier. Nous étions dans la première loge du côté droit. La scène était envahie d’un dispositif circulaire et bruyant qui obligeait les chanteurs à survivre dans un espace limité et à disparaître régulièrement, le plus souvent vers la droite. Devant nous, dans la loge, un homme seul, probablement un habitué, pouvait peut-être voir où les protagonistes se cachaient. A gauche du mélomane solitaire un couple hétéroclite semblait prendre un malin plaisir à détourner notre attention, d’autant plus facilement qu’il ne nous restait pratiquement plus qu’à écouter la musique de Verdi, par ailleurs agréablement interprétée par les musiciens de la fosse sur laquelle nous avions une vue plongeante. La femme était beaucoup plus jeune que son chevalier servant, chauve et un peu décrépit. Il l’embrassait sur la bouche de temps en temps, ce qui engendrait chez nous une sorte de léger dégoût. Nous arrivâmes enfin à voir Violetta qui s’était faufilée sur le devant de l’absurde machinerie décidément destinée à nous gâcher le spectacle. La soprano était belle et juste et tchèque ce soir là: Zuzana Marková nous a détournés à plusieurs reprises du spectacle de la loge. A l’entracte, nous vîmes étrangement circuler plusieurs Violettas habillées de robes courtes et noires et souvent enfilées dans des cuissardes. Pendant le deuxième acte, le couple de la loge sembla partager le drame de la traviata, échangeant de nombreux et rapides regards entendus entre la scène et eux-mêmes. A l’acte III, la femme prit le pas sur l’homme et je donnai une explication à cette union improbable: elle pouvait mieux le dominer, à cause de la grande différence d’âge qui le mettait en fragilité. Cette idée fit tellement son chemin dans mon esprit que les sexes s’inversèrent: l’homme était évidemment Violetta, la traviata, la Marguerite d’Alexandre Dumas qui allait connaître le destin tragique de mourir bientôt, dans les bras de son amant(e). L’Addio del passato chanté par Zuzana soulignait le drame qui se jouait devant nous. Mais bientôt le rideau tomba, la magnifique salle s’éclaira sous le plafond de Chagall et on fêta les chanteurs qui avaient bien chanté malgré la scénographie. Les amoureux mystérieux se dépêchèrent de sortir pour éviter la foule. On se retrouva bientôt dans la rue. Devant nous, une des Violettas de l’entracte escortait un autre homme lui aussi nettement plus âgé. Une vérité toute simple, très parisienne et moins romantique, m’apparut telle une évidence: toutes ces Violettas, celle de la scène, celle de la loge, celles de l’entracte, celle de la rue, étaient bien toutes des traviatas.

(APG)

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