En cette période qui multiple les attaques de personnes et les intérêts particuliers, m’est revenu le souvenir de mon premier maître en médecine, le professeur Yves Pélicier. Certes, j’étais déjà imprégné, sans le savoir, des attitudes de mon père, médecin réanimateur pendant ses études, puis qui a exercé ses talents cliniques sur plusieurs générations de patients heureux d’être suivis en toute circonstance difficile de leur existence, et qui leur proposait toujours un traitement, car cela quoiqu’en disent les promoteurs de la peur, est toujours possible. Mais l’arrivée dans un grand service, mon premier stage d’externe, revêtait une autre dimension. C’était l’époque où les mandarins représentaient un contre-pouvoir politique qui allait bientôt agacer, notamment le président Valéry Giscard d’Estaing. Nous voilà devant le Pr Yves Pélicier, professeur de psychiatrie générale à Necker, présentant pour la première fois un patient devant la grande consultation. Et la première phrase prononcée: « Que pensez-vous, cher collègue, de ce dossier ? ». Le ton de la bienveillance était donnée. La suite du stage allait confirmer la capacité de ce brave homme d’associer les esprits les plus divers: la psychanalyse même était conviée, avec les autres méthodes psychothérapeutiques, alors qu’on était dans le saint du saints de la médecine rationnelle. Dans chaque réunion organisée, chacun avait droit à la parole, le Pr Pélicier s’effaçant devant ses invités dont il mettait en avant les idées, n’insistant jamais sur les siennes. Lui-même avait d’ailleurs développé une approche qu’il disait éleuthérienne, c’est-à-dire fondée sur la liberté de penser, anticipant les actuelles thérapies cognitivo-comportementales. Son ami, l’écrivain Paul Guth, l’auteur des Mémoires d’un Naïf, venait souvent nous voir dans la petite maison, à gauche de la grande entrée de l’hôpital, qui hébergeait le service. Lui aussi était un homme de cette trempe, tranquille et bienveillante. Le professeur Pélicier m’a plus tard accueilli de nouveau, dans le cadre d’un stage de recherche lui aussi prémonitoire: je lui avais proposé d’automatiser le diagnostic des délires chroniques. Cet homme qui semblait des temps anciens a tout de suite compris l’approche des systèmes experts, ancêtres en médecine de l’intelligence artificielle, les intérêts financiers d’aujourd’hui en moins. En quelques jours, il m’a écrit les règles de décisions, impossible à trouver ailleurs que dans son cerveau, que j’allais pouvoir utiliser dans mon programme, écrit en Pascal, destiné à remplacer le psychiatre dans son diagnostic, prétention de la jeunesse ! Et avant d’écrire le présent article, je me suis rappelé de l’intérêt de mon maître pour une autre personnalité conviviale et bienveillante, le Dr Viktor Frankel, psychiatre autrichien qui survécut aux camps d’internement en inventant une nouvelle approche psychothérapeutique, la logothérapie, avec la triple nécessité vitale de l’accomplissement, de l’amour et de la transcendance. L’époque des mandarins n’est peut-être pas totalement révolue, on entend leur écho aujourd’hui chez quelques professeurs naïfs (au sens noble) et courageux (les menaces qu’ils subissent le prouvent) qui osent défendre l’idée d’un contre-pouvoir au service de notre santé physique mais aussi mentale, fondé sur l’idée de liberté laissée à l’autre de penser.
— Dr Alexandre-Pierre Gaspar, à propos du Pr Yves Pélicier (1926-1996), professeur de psychiatrie générale à la faculté Necker – Enfants malades
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